À télécharger, Henri CHAMOUX : Digitizing the Rivonia trial
dictabelts with the Archeophone phonograph, pdf
du diaporama présenté au congrès Listening to the Rivonia
Trial: Courts, Archives and Liberation Movements, Johannesburg
- University of the Witwatersrand, 27 September 2018.
Le Dictabelt, cylindre souple de vinyle tendu autour de deux rouleaux
mis en rotation dans un appareil de lecture spécial, est l'une des
dernières survivances du cylindre phonographique. Ce support sonore a
été communément employé aux Etats-Unis et ailleurs, entre 1947 et la fin
des années 1970. Parmi les applications les plus connues, au coeur de la
guerre froide, de ce curieux cylindre souple, on peut citer les
enregistrements des conversations téléphoniques du Président Kennedy,
ceux de la voix d'Agatha Christie, dictant intégralement l'un de ses
derniers romans, ou encore le fameux enregistrement du procès de Rivonia
(1963-1964). Repère emblématique dans l'histoire de la lutte
sud-africaine pour la liberté, il s'agit du procès à l'issue duquel
Nelson Mandela, Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias
Motsoaledi, Denis Goldberg, Andrew Mlangeni et Ahmed Kathrada, reconnus
coupables de tentatives de coup d'état, ont été condamnés à la prison à
vie. Ce procès n'a pas produit de registre d'audience : les
conversations n'étaient pas sténographiées, au lieu de quoi il a fait
l'objet d'un enregistrement en continu sur 591 dictabelts. Ceux-ci ont
été inscrits au registre Mémoire du Monde de l'UNESCO en décembre 2006.
Ces documents précieux ont été confiés à l'Institut national de
l'audiovisuel (Ina) en octobre 2014 par les archives nationales
d'Afrique du sud (NARSSA), où ils sont retournés en avril 2016.
Ingénieur d'études, membre depuis 2010 du Laboratoire de recherche
historique Rhône-Alpes (
LARHRA
UMR CNRS 5190), et inventeur en 1998 de l'
Archéophone,
initialement destiné à la seule lecture des anciens cylindres
phonographiques de cire ou de celluloïd, j'ai pu avec cet appareil lire
et numériser, entre fin 2014 et début 2016, l'intégralité des dictabelts
du procès de Rivonia. Ce travail de numérisation puis de montage des 230
heures d'enregistrement s'est déroulé sur un peu plus de 15 mois. Ma
compétence reconnue dans la sauvegarde des cylindres de cire, et plus
largement dans la récupération de supports sonores difficiles à lire, a
permis la conclusion d'un marché entre l'ina et le LARHRA en novembre
2014, afin de réaliser la numérisation des dictabelts de Rivonia dans
les meilleures conditions techniques. À l'Ina, Brice Amouroux assurait
la coordination du projet, tandis que Patrick Louvet, expert Ina sur les
supports sonores rares, conduisait le contrôle qualité de la production
numérisée.
Il est utile de noter que parmi les 591 dictabelts de la collection, les
sept enregistrés par Nelson Mandela lui-même (
déposition
à la barre des accusés, 20 avril 1964),
avaient déjà été numérisés en 2001 à Londres, à la
British Library
avec des méthodes à la fois raffinées et rustiques. Parmi les moyens
alors rassemblés, on notera l'emploi d'un ancien lecteur dictabelt
portable subtilement motorisé pour l'occasion et
posé sur une plaque chauffante de laboratoire dans
le but de lisser les pliures des dictabelts en rotation et de permettre
ainsi une lecture avec un minimum de sauts de piste... De fait, deux de
ces sept dictabelts, peut-être à cause de ces manipulations, sont
endommagés : ils portent de sévères rayures qui n'ont pas leur
équivalent dans le reste de la collection, et qui résultent typiquement
de mauvaises manipulations sur un appareil d'époque.
S'il est possible de relire correctement quelques dictabelts avec des
machines anciennes, la fiabilité pour la lecture d'archives nombreuses
ou sensibles est compromise. Après la réalisation d'un
premier
prototype de mandrin dictabelt en 2007, j'ai développé en 2013 un
mandrin à diamètre ajustable conçu pour permettre la lecture des
dictabelts sur l'archéophone. Dans ce dernier procédé, la tension
exercée par les mors du mandrin s'applique sur toute la surface du
dictabelt et permet de réduire efficacement les incidences négatives des
pliures, sans écrasement mécanique ou déformation du support, sans
chauffe pour ramollir ou détendre le vinyle : en somme, le document
n'est pas déterioré à la lecture.
Comme premier auditeur de l'ensemble de ces enregistrements, j'ai vécu
chaque minute du procès de Rivonia, ou du moins de ce qu'il en reste :
en tendant l'oreille pour l'écoute de ces dialogues en langue anglaise,
et en vérifiant à chaque instant la lente progression de la lecture,
répétée le cas échéant, jusqu'à l'obtention du meilleur résultat.
Assurément, l'expérience était singulière. De prime abord, ce procès
ressemble à beaucoup d'autres, et l'on n'est pas surpris en découvrant
la voix profonde et toujours calme du juge Quartus de Wet (1899-1980),
qui s'exprime fort peu, très différente de la voix de l'avocat général
Percy Yutar (1911-2002) que l'on entend à chaque instant au cours
d'interrogatoires interminables, avec une montée chromatique
systématiquement exagérée à la fin de chaque question. En fait l'émotion
est partout dans cette audition, à chaque nouvelle voix découverte,
notamment celles des nombreux témoins de second rang : certains sont
absolument terrorisés. Mais en écoutant les voix des principaux accusés
de ce procès, leurs réponses patientes, leurs déclarations solennelles,
le soutien qu'ils se portent mutuellement, on sent réellement comment,
toutes ensembles, ces voix ont transformé ce procès en une tribune pour
l'égalité. En particulier, on pourrait énumérer les occurrences
nombreuses d'une phrase comme "
I am
not prepared to disclose any of my friends" ["je ne suis prêt à
exposer aucun de mes amis"], prononcée by Ahmed Kathrada, par Walter
Sisulu et par les autres, pour prouver une fois de plus, avec la
puissance des voix elles-mêmes cette fois-ci, la force et la valeur de
personnages exceptionnels.
Ces enregistrements ne nous livrent pas le verdict final. Des sessions
complètes, matins et après-midis, sont enregistrées quotidiennement, en
continu, par deux appareils correctement relayés, mais ce n'est pas une
captation complète du procès. La dernière prise date en effet du 18 mai
1964, soit quelques semaines avant le rendu final du verdict (12 juin
1964). Les dictabelts de Rivonia ne sont d'ailleurs pas abrités dans
leurs huit albums dans un ordre chronologique strict, et l'ensemble de
la collection fait plutôt penser à un dossier ajouté aux pièces à
charge. On n'entendra pas non plus la séance d'ouverture : ni " Oyez !
oyez ! ", ni aucune autre interjection propre à évoquer une quelconque
solennité, mais à la place, des tests de microphone, des bruits
d'ambiance : bruits de strapontins ou de portes battantes, bruits de
chaises lorsque chacun se lève. Officiellement, le procès débute le 26
novembre 1963, mais le tout premier enregistrement date du 29, et débute
par un débat en cours sur la possibilité d'annulation de la procédure de
mise en accusation.
Malgré la présence de crépitements et autres altérations que les
auditeurs de vinyle connaissent bien, la collection toute entière est
déjà parfaitement audible. Elle reste néanmoins à être perfectionnée, ce
travail a été mené au sein de l'équipe de Vincent Fromont, responsable à
l'Ina des restaurations audio, et exécuté par Quentin Geffroy. Une copie
complète de l'ensemble est accessible aux chercheurs de toutes
disciplines, à l'
Ina-THEQUE.
De son côté, l'Afrique du Sud diffuse et donne une visibilité à ce
monument de son histoire sur les pages du NARSSA.
Voir aussi :
Articles :
-
Rivonia
Trial audio archive digitized (Jacob Mawela, Soweto Life,
11 octobre 2018)
-
L'homme qui a numérisé le procès de Mandela
(Philippe Nessmann,
CNRS Le Journal, n°285, été 2016, p. 12)
-
Les
archives sonores du procès de Mandela partent en Afrique du Sud
avec Zuma (Laurent Philippi,
geopolis.francetvinfo.fr,
12 juillet 2016)
-
La
France offre à l’Afrique du Sud les archives numérisées du procès
Mandela ( Amaury Hauchard,
Le Monde, 11 juillet
2016)
-
La
machine qui a redonné vie à la voix de Mandela (Philippe
Nessmann,
CNRS Le Journal, 10 mai 2016)
-
Procès
Mandela : les archives sonores numérisées grâce aux travaux du
LARHRA...et à l'archéophone (ENS de Lyon,
Zoom sur...,
1er avril 2016)
-
Procès
Mandela : les archives sonores numérisées (INSHS,
Vie des
laboratoires, 31 mars 2016)
-
Remise des enregistrements sonores
numérisés du procès de Rivonia à l'Afrique du Sud
(Ambassade de France à Pretoria, 17 mars 2016)
-
Focus
sur une recherche : l'Archéophone, de Birmarck à Mandela,
Lettre du LARHRA, n° 11, janvier
2015, p. 9.
-
Remise des enregistrements du procès
de Rivonia au gouvernement français (Ambassade de
France à Pretoria, 10 octobre 2014)
Vidéos et podcasts :
-
Procès Mandela en Afrique du Sud : les
archives sonores numérisées (audio, Nicolas Champeaux,
RFI, 26 février 2016. Également en
rediffusion
ici, 12 juillet 2016)
-
Mandela et les autres : les archives
du procès Rivonia (audio, Nicolas Champeaux, RFI, 16
mars 2016)
-
Rivonia trial tapes digitized
(video, Minister Nathi Mthethwa, Laurent Vallet, SABC Digital News, 17
mars 2016)
- La
numérisation sur l'Archéophone des dictabelts du procès de Rivonia
(video, Roddy Cunningham, 2015)
-
Pour
l'histoire : le procès de Mandela et des leaders de l'ANC numérisé
(video, Franck Podguszer, INA, 2015)
-
Le
Dictabelt, support d'enregistrement audio des années 1950 (video,
Henri Chamoux, Patrick Louvet, Amédiart, 2014)
Articles en langue anglaise
à
découvrir ici
Extraits sonores :
Un
exemple parmi les difficultés rencontrées à la lecture
Parmi les différents accidents
rencontrés au cours de la lecture des dictabelts de Rivonia, le
plus courant est l'affaiblissement, et même parfois la disparition
du signal, du fait d'un mauvais suivi par la pointe de sillons
trop étroits ou abîmés : la voix de l'orateur disparaît par
moments, et tout autre essai de relecture du même passage, avec
différents diamants, présente le même défaut au même endroit. Une
lecture inversée, c'est-à-dire en commencant par la fin, suivie
d'une inversion, faite numériquement, du fichier audio, donne en
général de bons résultats. Un
exemple
sonore offre ici deux auditions du même fragment de 15
secondes lu à l'endroit puis à l'envers.